Bien que de nombreux Terrisiens expriment leur ressentiment vis-à-vis de Khlennium, il y a également de l’envie. J’ai entendu les porteurs parler d’une voix émerveillée des cathédrales khlenni, de leurs incroyables vitraux et de leurs larges allées. Ils paraissent également beaucoup apprécier notre mode – quand nous étions dans les villes, j’ai remarqué que de nombreux jeunes Terrisiens avaient échangé leurs fourrures et leurs peaux contre des costumes bien coupés.

 

32

 

À deux rues de la boutique de Clampin se dressait un bâtiment d’une taille inhabituelle comparé à ceux qui l’entouraient. C’était une sorte d’immeuble d’habitation, estima Vin – un endroit où entasser des familles skaa. Mais elle n’y était jamais entrée.

Elle laissa tomber une pièce, puis se propulsa dans les airs en longeant le bâtiment à cinq étages. Elle atterrit avec légèreté sur le toit, ce qui fit sursauter une silhouette accroupie dans le noir.

— Ce n’est que moi, chuchota Vin en s’avançant furtivement le long du toit en pente.

Spectre lui sourit dans le noir. En tant que meilleur Œil-d’étain de la bande, on lui confiait généralement les veilles les plus importantes. Récemment, celles du début de soirée. C’était la période où le conflit entre Grandes Maisons était le plus susceptible de prendre la forme de batailles ouvertes.

— Ça continue toujours ? demanda Vin tout bas, attisant son étain et balayant la ville du regard.

Un halo brillait vivement au loin, conférant aux brumes une étrange luminescence.

Spectre hocha la tête, désignant la lumière.

— Le Bastion Hasting. Les soldats d’Elariel y n’attaquions ce soir.

Vin hocha la tête à son tour. On attendait la destruction du Bastion Hasting depuis un moment – il avait subi une demi-douzaine d’attaques de différentes maisons lors de la semaine écoulée. À présent que ses alliés s’étaient retirés et que ses finances étaient anéanties, sa chute n’était plus qu’une question de temps.

Curieusement, aucune des maisons n’attaquait de jour. Tout dans cette guerre se parait d’un air secret, comme si l’aristocratie reconnaissait la domination du Seigneur Maître et évitait de le contrarier en recourant à la guerre en plein jour. Tout se déroulait de nuit, sous couvert des brumes.

— L’avions n’y quoi voulu, dit Spectre.

Vin hésita.

— Heu, Spectre. Est-ce que tu pourrais essayer de parler… normalement ?

Spectre désigna une sombre structure au loin.

— Le Seigneur Maître. S’comme s’y voulait ces bagarres.

Vin hocha la tête. Kelsier avait raison. Il n’y a pas eu beaucoup de réactions de la part du Ministère ou du palais par rapport aux conflits, et la garnison tarde à regagner Luthadel. Le Seigneur Maître s’attendait à cette guerre – et il compte la laisser suivre son cours. Comme un incendie qu’on laisse consumer un champ pour le renouveler.

Sauf que cette fois, lorsqu’un feu mourrait, un autre naîtrait – l’attaque de Kelsier contre la ville.

À supposer que Marsh découvre comment arrêter les Inquisiteurs d’Acier. À supposer qu’on parvienne à prendre le palais. Et bien sûr, à supposer que Kelsier trouve un moyen de s’occuper du Seigneur Maître.

Vin secoua la tête. Elle n’avait pas envie de tenir Kelsier en piètre estime, mais elle ne voyait tout simplement pas comment tout ça pouvait se produire. La garnison n’était pas encore rentrée, pourtant les rapports la disaient toute proche, à une ou deux semaines de distance. Certaines des maisons de la noblesse étaient en train de tomber, mais il ne semblait pas régner ce chaos généralisé qu’avait voulu Kelsier. L’Empire Ultime était soumis à rude épreuve, mais elle doutait fort qu’il cède.

Toutefois, l’essentiel n’était peut-être pas là. La bande avait accompli un travail formidable en déclenchant cette guerre trois Grandes Maisons étaient totalement anéanties, et les autres sérieusement affaiblies. Il faudrait des décennies à l’aristocratie pour se remettre de ses propres chamailleries.

On a fait un boulot formidable, décida Vin. Même si on n’attaque pas le palais – ou si cette attaque échoue – on aura accompli quelque chose d’incroyable.

Avec les renseignements de Marsh sur le Ministère et la traduction du journal par Sazed, la rébellion disposerait d’informations nouvelles et utiles pour la résistance future. Ce n’était pas le renversement total de l’Empire Ultime qu’avait espéré Kelsier. Mais c’était toutefois une immense victoire, dans laquelle les skaa pourraient puiser courage lors des années à venir.

À sa propre surprise, Vin s’aperçut qu’elle était fière d’y avoir participé. Peut-être pourrait-elle, à l’avenir, contribuer à lancer une véritable rébellion – quelque part où les skaa seraient moins abattus.

S’il existe un tel endroit… Vin commençait à comprendre que Luthadel et les bases d’Apaiseurs n’expliquaient pas à eux seuls leur soumission. C’était l’ensemble – les obligateurs, le travail constant dans les champs, les forges et les filatures, la mentalité encouragée par mille ans d’oppression. Ce n’était pas sans raison que les rébellions skaa demeuraient toujours si petites. Le peuple savait – ou croyait savoir – qu’on ne pouvait lutter contre l’Empire Ultime.

Même Vin – qui se considérait comme une voleuse « libérée » – l’avait cru. Il avait fallu le plan de Kelsier, insensé, extravagant, pour la convaincre du contraire. C’était peut-être pour ça qu’il avait fixé à la bande des buts aussi élevés – il savait que seule une telle gageure leur permettrait de comprendre, d’une étrange façon, qu’ils pouvaient résister.

Spectre jeta un coup d’œil à Vin. Sa présence le mettait toujours mal à l’aise.

— Spectre, lui dit-elle, tu sais qu’Elend a rompu avec moi.

Spectre hocha la tête, s’animant légèrement.

— Seulement, poursuivit Vin avec regret, je l’aime encore. Je suis désolée, Spectre. Mais c’est vrai.

Il baissa les yeux, découragé.

— Ce n’est pas toi, dit Vin. Je t’assure. C’est seulement que… Eh bien, on ne choisit pas qui on aime. Crois-moi, il y a des gens que j’aurais vraiment préféré ne pas aimer. Ils ne le méritaient pas.

Spectre hocha la tête.

— Je comprends.

— Je peux garder ton mouchoir quand même ?

Il haussa les épaules.

— Merci, dit-elle. Il représente beaucoup pour moi.

Il leva les yeux pour scruter les brumes.

— J’étions pas ni quoi débile. Je… savions qu’y n’allait pas n’y rien se passer. Je vois des choses, Vin. Je vois beaucoup de choses.

Elle posa une main consolatrice sur son épaule. Je vois des choses… Une déclaration appropriée de la part d’un Œil-d’étain comme lui.

— Tu es allomancien depuis longtemps ? demanda-t-elle.

Il hocha la tête.

— J’avions basculé à cinq ans. J’me rappelons à peine.

— Et depuis quand est-ce que tu t’entraînes avec l’étain ?

— Presque toujours, répondit-il. C’étions une bonne chose pour moi. M’a permis de voir, d’entendre, de sentir.

— Tu aurais des conseils à me donner ? demanda Vin, pleine d’espoir.

Il réfléchit un moment, assis au bord du toit incliné, balançant un pied dans le vide.

— Brûler de l’étain… C’est pas question n’y voir. C’est question pas n’y voir.

Vin fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Quand je le brûle, répondit-il, tout me vient. Des tas de tout. Des distractions, ici et là. S’y voulions n’y pouvoir, s’ignorer tout ça qu’y fallions.

Quand on veut être doué pour brûler l’étain, traduisit Vin de son mieux, il faut apprendre à gérer les distractions. La question n’est pas ce que tu vois – c’est ce que tu arrives à ignorer.

— Intéressant, murmura Vin, pensive.

Spectre hocha la tête.

— Quand on regarde, on voit la brume et les maisons et on sent le bois et on entend les rats en dessous. Faut en choisir un, et pas se laisser distraire.

— Excellent conseil, dit Vin.

Spectre hocha la tête tandis qu’un choc sourd retentissait derrière eux. Ils sursautèrent et se baissèrent tous deux, et Kelsier gloussa de rire en traversant le toit.

— Il va vraiment falloir trouver un meilleur moyen de prévenir les gens qu’on arrive. Chaque fois que je rends visite à un nid d’espions, j’ai peur de faire tomber quelqu’un du toit en le surprenant.

Vin se releva, époussetant ses habits. Elle portait cape de brume, chemise et pantalon ; elle délaissait les robes depuis des jours. Elle ne faisait que des apparitions symboliques au Manoir Renoux. Kelsier s’inquiétait trop des assassins pour la laisser s’y attarder longtemps.

Au moins, nous avons acheté le silence de Kliss, songea Vin, contrariée par cette dépense.

— C’est l’heure ? demanda-t-elle.

Kelsier hocha la tête.

— Presque, en tout cas. Je veux m’arrêter quelque part en route.

Vin acquiesça. Pour leur deuxième réunion, Marsh avait choisi un endroit qu’il était censé inspecter pour le Ministère. C’était une occasion parfaite pour le rencontrer, car il avait une excuse pour se trouver toute la nuit dans ce bâtiment, sous prétexte de chercher des traces d’activité allomantique dans les environs. Il serait accompagné d’un Apaiseur la majeure partie du temps, mais il y aurait un moment vers le milieu de la nuit durant lequel Marsh estimait pouvoir disposer d’une bonne heure de solitude. Ce qui ne représentait pas beaucoup de temps pour s’esquiver furtivement puis revenir, mais assez pour que deux Fils-des-brumes lui rendent une visite rapide et discrète.

Ils firent leurs adieux à Spectre et s’élancèrent dans la nuit. Cependant ils ne parcoururent pas longtemps les toits avant que Kelsier les fasse atterrir dans la rue, où ils continuèrent à pied pour économiser leur force et leurs métaux.

C’est curieux, se dit Vin, se rappelant la première nuit où elle s’était entraînée à l’allomancie avec Kelsier. Les rues vides ne me donnent même plus la chair de poule.

Les pavés étaient glissants d’humidité et la rue disparaissait dans la brume à son extrémité. Elle était sombre, silencieuse et déserte ; même la guerre n’y avait pas changé grand-chose. Les groupes de soldats, quand ils attaquaient, se déplaçaient par grappes, frappaient vite et s’efforçaient de vaincre les défenses des maisons ennemies.

Pourtant, malgré le vide de la ville nocturne, Vin s’y sentait à l’aise. Les brumes étaient avec elle.

— Vin, dit Kelsier tandis qu’ils marchaient. Je voulais te remercier.

Elle se retourna vers lui, silhouette grande et fière vêtue d’une cape de brume majestueuse.

— Me remercier ? Pourquoi ?

— Pour ce que tu m’as dit sur Mare. Je réfléchis beaucoup à ce jour-là… et à elle. Je ne sais pas si ta capacité à voir à travers les nuages de cuivre explique tout, mais… eh bien, à choisir, je préférerais croire que Mare ne m’a pas trahi.

Vin hocha la tête en souriant.

Il secoua la tête d’un air contrit.

— Ça a l’air idiot, non ? Comme si… après toutes ces années, j’attendais simplement une raison de céder à l’aveuglement.

— Je ne sais pas, répondit Vin. À une époque, je vous aurais peut-être trouvé idiot mais… c’est plus ou moins ça, la nature de la confiance, non ? Un aveuglement volontaire ? Il faut faire taire cette voix qui parle tout bas de trahison, et espérer que vos amis ne vont pas vous faire de mal.

Kelsier gloussa de rire.

— Je n’ai pas l’impression que tu m’aides beaucoup, Vin.

Elle haussa les épaules.

— Je trouve ça logique. La méfiance, en réalité, c’est la même chose, mais de l’autre côté. Je comprends comment quelqu’un, quand on lui laisse le choix entre les deux hypothèses, peut choisir la confiance.

— Mais pas toi ? demanda Kelsier.

Vin haussa de nouveau les épaules.

— Je ne sais plus trop.

Kelsier hésita.

— Ce… garçon, Elend. Peut-être bien qu’il cherchait simplement à te faire peur pour que tu quittes la ville, non ? Peut-être qu’il t’a dit ces choses-là pour ton propre bien.

— Possible, répondit Vin. Mais il y avait quelque chose de différent chez lui… dans la façon dont il me regardait. Il savait que je lui mentais, mais je crois qu’il n’avait pas compris que j’étais skaa. Il devait me prendre pour une espionne d’une des autres maisons. En tout cas, il paraissait sincère dans son désir de se débarrasser de moi.

— Tu penses peut-être ça parce que tu étais déjà persuadée qu’il allait te quitter.

— Je… (Vin laissa sa phrase en suspens et baissa les yeux vers la rue glissante et couverte de cendres tout en marchant.) Je n’en sais rien – et c’est votre faute, vous savez. Avant, je comprenais tout. Maintenant, tout est embrouillé.

— Oui, nous t’avons joliment perturbée, admit Kelsier en souriant.

— Ça n’a pas l’air de vous déranger.

— Non, répondit Kelsier. Pas le moins du monde. Ah, nous y voilà.

Il s’arrêta près d’un bâtiment grand et large – sans doute un autre immeuble d’habitation skaa. Il faisait noir à l’intérieur ; les skaa n’avaient pas les moyens de s’offrir des lampes à huile, et ils avaient dû éteindre le foyer central du bâtiment après avoir préparé le repas du soir.

— Ici ? demanda Vin, hésitante.

Kelsier hocha la tête et s’avança pour frapper un coup léger à la porte. À la surprise de Vin, elle s’ouvrit avec hésitation, et le visage d’un skaa maigre et nerveux apparut pour scruter les brumes.

— Lord Kelsier ! dit doucement l’homme.

— Je vous avais dit que je passerais, répondit Kelsier, souriant. Le moment m’a semblé bien choisi ce soir.

— Entrez, entrez, dit l’homme en ouvrant la porte.

Il recula, prenant grand soin de ne pas laisser la brume le toucher tandis que Kelsier et Vin entraient.

Vin s’était déjà trouvée dans des immeubles d’habitation skaa, mais elle n’en avait jamais vu d’aussi… déprimants. L’odeur de fumée et de corps mal lavés était presque étouffante, et elle dut éteindre son étain pour s’empêcher d’avoir des haut-le-cœur. La lumière pâle du petit poêle à charbon dévoilait un groupe de gens qui dormaient entassés par terre. On balayait la pièce pour nettoyer la cendre, sans pouvoir faire grand-chose de plus – les habits, les murs et les visages restaient couverts de taches noires. Il y avait peu de meubles, et bien trop peu de couvertures pour tout le monde.

Avant, je vivais comme ça, se dit Vin, horrifiée. Les repaires des bandes étaient tout aussi surpeuplés – parfois même encore plus. C’était ça, ma vie.

Les gens s’animèrent en voyant leurs visiteurs. Kelsier avait remonté ses manches, remarqua Vin, dévoilant les cicatrices de ses bras à la lueur des braises. Elles se détachaient nettement, s’entrecroisant et se chevauchant dans le sens de la longueur, des poignets jusqu’au-dessus des coudes.

Les chuchotements commencèrent aussitôt.

— Le Survivant…

— Il est ici !

— Kelsier, le Seigneur des Brumes…

C’est nouveau, ça, songea Vin en haussant les sourcils. Elle resta en arrière tandis que Kelsier, souriant, s’avançait à la rencontre des skaa. Les gens se rassemblèrent autour de lui avec une surexcitation muette, mains tendues pour toucher ses bras et sa cape. D’autres, immobiles, le fixaient simplement avec vénération.

— Je viens répandre l’espoir, leur dit doucement Kelsier. La Maison Hasting est tombée ce soir.

Il y eut des murmures de surprise et de crainte révérencieuse.

— Je sais que beaucoup d’entre vous ont travaillé dans les forges et les aciéries des Hasting, dit Kelsier. Et très honnêtement, j’ignore ce que ça représente pour vous. Mais c’est une victoire pour l’ensemble d’entre nous. Pour quelque temps, au moins, vos hommes ne vont plus mourir dans les forges ni sous les coups de fouet des contremaîtres de Hasting.

Des murmures parcoururent la petite foule, et une voix exprima enfin leurs inquiétudes assez haut pour que Vin l’entende. « La Maison Hasting a disparu ? Mais qui va nous nourrir ? »

Ce qu’ils ont peur, se dit Vin. Je n’ai jamais été comme ça… n’est-ce pas ?

— Je vais vous faire parvenir une autre cargaison de nourriture, promit Kelsier. Assez pour tenir un moment, en tout cas.

— Vous avez fait tellement pour nous, dit un autre homme.

— Ne dites pas de bêtises, répondit Kelsier. Si vous souhaitez vous en acquitter, alors redressez-vous juste un peu. Soyez un peu moins effrayés. Ils peuvent être vaincus.

— Par des hommes comme vous, lord Kelsier, chuchota une femme. Mais pas par nous.

— Vous seriez surpris…, répondit Kelsier tandis que la foule commençait à s’écarter pour laisser passer des parents apportant leurs enfants.

À croire que tous, dans cette pièce, voulaient que leurs fils rencontrent Kelsier en personne. Vin les regarda avec des sentiments mitigés. La bande émettait encore des réserves par rapport à la célébrité croissante de Kelsier auprès des skaa, même si elle tenait parole et gardait le silence.

Il paraît vraiment se soucier d’eux, se dit Vin, regardant Kelsier soulever un petit enfant. Je crois que ce n’est pas juste un numéro. Il est comme ça – il aime les gens, il aime les skaa. Mais… ça ressemble plus à l’amour d’un parent pour son enfant qu’à celui d’un homme pour ses égaux.

Était-ce si mal ? Il était, après tout, une sorte de père pour les skaa. Il était le seigneur noble qu’ils auraient toujours dû avoir. Malgré tout, Vin ne parvenait pas à chasser son malaise face aux visages sales, légèrement illuminés, de ces familles skaa, et à leurs yeux pleins de vénération et d’adoration.

Kelsier finit par faire ses adieux au groupe en déclarant qu’il avait un rendez-vous. Vin et lui quittèrent la pièce surpeuplée pour sortir goûter la fraîcheur bienvenue de l’extérieur. Kelsier garda le silence tandis qu’ils voyageaient en direction de la nouvelle base d’Apaiseurs de Marsh, même s’il marchait effectivement d’un pas un peu plus enjoué.

Vin finit par se sentir obligée de parler.

— Vous leur rendez souvent visite ?

Kelsier hocha la tête.

— Au moins deux ou trois maisons par nuit. Ça rompt la monotonie de mon autre travail.

Tuer des nobles et répandre de fausses rumeurs, se dit Vin. Oui, rendre visite aux skaa doit fournir une pause bienvenue.

Le lieu de rendez-vous ne se trouvait qu’à quelques rues de là. Kelsier s’arrêta sur le pas d’une porte tandis qu’ils approchaient, scrutant la nuit avec des yeux plissés. Enfin, il désigna une fenêtre, très légèrement éclairée.

— Marsh a dit qu’il laisserait une lumière allumée si l’autre obligateur était parti.

— Fenêtre ou escalier ? demanda Vin.

— Escalier, répondit Kelsier. La porte devrait être déverrouillée, et le bâtiment tout entier appartient au Ministère. Il sera vide.

Kelsier avait raison sur ces deux points. Le bâtiment ne sentait pas assez le renfermé pour être abandonné, mais les quelques étages inférieurs étaient manifestement inutilisés. Ils montèrent rapidement l’escalier.

— Marsh devrait être en mesure de nous dire comment le Ministère réagit à la guerre entre maisons, dit Kelsier tandis qu’ils atteignaient l’étage supérieur. (La lueur d’une lanterne vacillait à travers la porte du haut, qu’il poussa sans cesser de parler.) Avec un peu de chance, cette garnison ne va pas revenir trop vite. La plupart des dégâts ont déjà été infligés, mais j’aimerais que la guerre se poursuive pour…

Il se figea soudain dans l’entrée.

Vin attisa aussitôt son potin et son étain et retomba accroupie, guettant des agresseurs. Elle n’entendit rien. Que le silence.

— Non…, murmura Kelsier.

Puis Vin aperçut le filet de liquide rouge sombre qui contournait le pied de Kelsier. Il s’accumula légèrement, puis se mit à couler goutte à goutte le long de la première marche.

Oh, Seigneur Maître…

Kelsier se précipita dans la pièce. Vin le suivit, mais elle savait ce qu’elle allait voir. Le cadavre reposait vers le milieu de la pièce, écorché et démembré, la tête complètement écrasée. On y reconnaissait à peine un être humain. Les murs étaient aspergés de sang.

Est-ce qu’un seul corps peut vraiment contenir autant de sang ? C’était comme l’autre fois, dans le sous-sol du repaire de Camon – mais avec une seule victime.

— Un Inquisiteur, chuchota Vin.

Kelsier, ignorant le sang, tomba à genoux près du corps écorché de Marsh. Il leva une main comme pour le toucher mais resta figé là, hébété.

— Kelsier, dit Vin d’une voix insistante. C’est tout récent – peut-être que l’Inquisiteur est encore dans les parages.

Il ne bougea pas.

— Kelsier ! lâcha brusquement Vin.

Kelsier se secoua et regarda autour de lui. Son regard croisa celui de Vin et il retrouva sa lucidité. Il se redressa en titubant.

— Fenêtre, dit-elle en traversant la pièce à toute allure.

Elle s’arrêta toutefois quand elle vit un objet reposant sur un petit bureau près du mur. Un pied de table en bois, à demi caché sous une feuille de papier vide. Vin s’en empara tandis que Kelsier atteignait la fenêtre.

Il se retourna, observa la pièce une dernière fois, puis bondit dans la nuit.

Adieu, Marsh, songea une Vin désolée tout en le suivant.

 

— « Je crois que les Inquisiteurs me soupçonnent », lut Dockson.

Le papier – une page unique récupérée dans le pied de table – était vide et blanc, sans la moindre trace du sang qui maculait les genoux de Kelsier et le bas de la cape de Vin.

Dockson poursuivit sa lecture, assis à la table de la cuisine de Clampin.

— « J’ai posé trop de questions et je sais qu’ils ont envoyé au moins un message à l’obligateur corrompu qui est censé me former en tant qu’acolyte. J’ai essayé de déterrer les secrets que la rébellion a toujours eu besoin de connaître. Comment le Ministère recrute-t-il les Fils-des-brumes pour en faire des Inquisiteurs ? Pourquoi les Inquisiteurs sont-ils plus puissants que les allomanciens ordinaires ? Quelles sont leurs faiblesses, s’ils en ont ?

» Malheureusement, je n’ai quasiment rien appris sur les Inquisiteurs – bien que les manœuvres politiques qui règnent au sein des rangs ordinaires du Ministère continuent à me sidérer. À croire que les obligateurs ordinaires se moquent bien du monde extérieur, exception faite du prestige qu’ils gagnent à être ceux qui appliquent les préceptes du Seigneur Maître avec le plus d’intelligence ou de succès.

» Les Inquisiteurs, en revanche, sont différents. Ils sont plus loyaux que les obligateurs ordinaires envers le Seigneur Maître – et c’est peut-être en partie ce qui explique les discordes entre les deux groupes.

» Malgré tout, j’ai l’impression de toucher au but. Ils possèdent effectivement un secret, Kelsier. Une faiblesse. J’en suis persuadé. Les autres obligateurs en parlent à mi-voix, bien qu’aucun d’entre eux ne le connaisse.

» Je crains d’avoir fouillé avec un peu trop de zèle. Les Inquisiteurs me suivent, m’observent, posent des questions sur moi. C’est pourquoi je rédige ce message. Peut-être ma prudence est-elle inutile.

» Mais peut-être pas. »

Dockson leva les yeux.

— C’est… Ça s’arrête là.

Kelsier se tenait à l’autre bout de la cuisine, adossé au placard dans sa position coutumière. Sauf qu’il n’y avait cette fois… aucune légèreté dans sa position. Il croisait les bras, tête légèrement penchée. Sa douleur incrédule paraissait avoir disparu, remplacée par une autre émotion, plus sombre – que Vin avait parfois vue couver au fond de ses yeux. Généralement quand il parlait des nobles.

Elle frissonna malgré elle. Le voyant se tenir ainsi, elle prit conscience de ses vêtements – cape de brume gris sombre, chemise noire à longues manches, pantalon anthracite. Au cœur de la nuit, cette tenue n’était qu’un camouflage. Dans la pièce éclairée, en revanche, ce noir lui donnait l’air menaçant.

Il se redressa bien droit et la tension se fit palpable dans la pièce.

— Dites à Renoux de partir, articula tout bas Kelsier, d’une voix qui possédait la dureté du fer. Il peut utiliser l’histoire qu’on avait concoctée en cas de départ – selon laquelle il se « retire » dans les terres de sa famille à cause de la guerre –, mais je veux qu’il soit parti d’ici demain. Envoyez un Cogneur et un Œil-d’étain avec lui pour le protéger, mais dites-lui d’abandonner ses péniches le lendemain de sa sortie de la ville, puis de venir nous retrouver.

Dockson hésita, puis lança un coup d’œil à Vin et aux autres.

— D’accord…

— Marsh savait tout, Dox, dit Kelsier. Ils ont dû le briser avant de le tuer – c’est ce que font les Inquisiteurs.

Il laissa ces mots planer dans l’air. Vin sentit un frisson la parcourir. Leur repaire était compromis.

— Alors on rejoint la planque de repli ? demanda Dockson. On n’était que deux à connaître son emplacement, toi et moi.

Kelsier hocha fermement la tête.

— Je veux que tout le monde sorte de cette boutique, y compris les apprentis, dans un quart d’heure. Je vous rejoins à la planque de repli dans deux jours.

Dockson leva les yeux vers Kelsier, fronçant les sourcils.

— Deux jours ? Kell, qu’est-ce que tu mijotes ?

Kelsier s’avança vers la porte à grands pas. Il l’ouvrit à toute volée, laissant entrer la brume, puis tourna vers la bande des yeux aussi durs que les tiges d’acier des Inquisiteurs.

— Ils m’ont frappé là où ça allait me faire le plus mal. Je vais leur rendre la pareille.

 

Walin avançait dans les ténèbres, progressant à tâtons dans les grottes étroites, s’engouffrant à travers des crevasses presque trop petites. Il descendait sans s’arrêter, cherchant du bout des doigts, ignorant ses nombreuses éraflures et coupures.

Il faut que je continue, il faut que je continue… Ce qui lui restait de santé mentale l’avertissait que c’était son dernier jour. Sa précédente réussite remontait à six jours. S’il échouait une septième fois, il allait mourir.

Il faut que je continue.

Il n’y voyait rien ; il se trouvait bien trop en dessous de la surface pour entrevoir ne serait-ce que le reflet d’un rayon de soleil. Mais il savait s’y repérer même sans lumière. Il n’existait que deux directions le haut et le bas. Les mouvements latéraux n’avaient aucune importance et pouvaient être facilement ignorés. Il ne pouvait pas se perdre tant qu’il continuait à descendre.

Pendant tout ce temps, il cherchait à tâtons, guettant la rugosité caractéristique des cristaux en formation. Il ne pouvait pas rentrer cette fois-ci, pas avant d’avoir réussi, pas avant…

Il faut que je continue.

Ses mains frôlèrent quelque chose de mou et de froid tandis qu’il avançait. Un cadavre, coincé entre deux rochers. Walin continua d’avancer. Les cadavres n’étaient pas rares dans ces grottes étroites ; certains des corps étaient récents, d’autres n’étaient plus que des ossements. Walin se demandait souvent si les morts n’étaient pas les plus chanceux.

Il faut que je continue.

Le « temps » n’existait pas vraiment dans les grottes. En règle générale, il regagnait la surface pour dormir – on y trouvait des contremaîtres armés de fouets, mais aussi de la nourriture. Elle était frugale, à peine suffisante pour le maintenir en vie, mais ça valait toujours mieux que de mourir de faim pour être resté trop longtemps en bas.

Il faut que…

Il se figea. Son torse s’était coincé dans une étroite crevasse et il avait tenté de s’en extraire en se tortillant. Mais ses doigts – qui cherchaient sans relâche, même lorsqu’il était à peine conscient – tâtonnaient le long des murs. Et ils avaient trouvé quelque chose.

Sa main frissonna d’anticipation tandis qu’il tâtait les cristaux. Oui, oui, c’en étaient. Ils poussaient sur le mur selon un large schéma circulaire ; ils étaient petits sur les bords, mais généralement plus gros près du centre. Au cœur exact du schéma circulaire, les cristaux s’incurvaient en suivant le contour d’une cavité murale. Là, les cristaux s’allongeaient et possédaient chacun un bord acéré et irrégulier. Comme des dents hérissant la gueule d’une bête de pierre.

Walin inspira profondément, récitant une prière au Seigneur Maître, et plongea la main dans l’ouverture circulaire en forme de poing. Le cristal lui déchiqueta le bras, creusant de longues entailles peu profondes dans sa peau. Il ignora la douleur, enfonçant son bras encore davantage, jusqu’au coude, cherchant à l’aide de ses doigts…

Là ! Ils rencontrèrent une petite pierre au centre de la cavité – une pierre formée par les mystérieux écoulements des cristaux. Une géode de Hathsin.

Il s’en empara avec avidité et la retira, déchirant de nouveau son bras tandis qu’il l’arrachait au trou bordé de cristaux. Il serra la petite sphère rocheuse, haletant sous l’effet de la joie.

Sept jours. Il aillait vivre encore sept jours.

Avant que la fatigue et la faim puissent l’affaiblir davantage, Walin entreprit la remontée laborieuse. Il se faufila à travers des crevasses, gravit des saillies le long des parois. Parfois, il devait se déplacer sur la droite ou la gauche jusqu’à ce que le plafond s’ouvre, mais ça ne manquait jamais. Il n’existait en réalité que deux directions le haut et le bas.

Il tendit une oreille méfiante pour guetter les autres. Il avait déjà vu des grimpeurs se faire tuer par des hommes plus jeunes, plus forts qui espéraient voler une géode. Heureusement, il ne rencontra personne. C’était une bonne chose. Il était âgé – assez pour savoir qu’il n’aurait jamais dû tenter de voler de nourriture au lord de sa plantation.

Peut-être avait-il mérité ce châtiment. Peut-être méritait-il de mourir aux Fosses de Hathsin.

Mais je ne vais pas mourir aujourd’hui, se dit-il, flairant enfin l’air doux et frais. Au-dessus, il faisait nuit. Il s’en moquait bien. Les brumes ne le dérangeaient plus – même les coups ne lui faisaient plus grand-chose. Il était bien trop fatigué pour s’en soucier.

Walin entreprit de s’extirper de la crevasse – l’une des dizaines perçant la petite vallée plane connue sous le nom de « Fosses de Hathsin ». Puis il se figea.

Un homme se dressait au-dessus de lui dans la nuit. Il portait une grande cape qui paraissait en lambeaux. L’homme le regarda, silencieux et puissant dans ses vêtements noirs. Puis il tendit la main.

Walin eut un mouvement de recul. Mais l’homme lui saisit la main et le tira hors de la crevasse.

— Filez ! dit l’homme tout bas au cœur des brumes tourbillonnantes. La plupart des gardes sont morts. Rassemblez autant de prisonniers que vous le pourrez, et fuyez de cet endroit. Vous avez une géode ?

Walin eut un nouveau mouvement de recul, repliant la main vers sa poitrine.

— Parfait, dit l’étranger. Brisez-la. Vous y trouverez une pépite de métal – elle est très précieuse. Vendez-la aux clandestins dans la première ville que vous trouverez ; vous devriez gagner assez pour vivre des années. Ne traînez pas ! J’ignore combien de temps il vous reste avant que l’alarme soit donnée.

Walin recula en titubant, perplexe.

— Qui… qui êtes-vous ?

— Je suis ce que vous serez bientôt, vous aussi, répondit l’étranger en s’avançant vers la crevasse.

Les rubans de sa cape noire flottaient autour de lui, se mêlant aux brumes tandis qu’il se retournait vers Walin.

— Je suis un survivant.

 

Kelsier baissa les yeux, étudiant la cicatrice noire de la roche, l’oreille tendue tandis que le prisonnier s’éloignait.

— Et me revoici, murmura-t-il.

Ses cicatrices le brûlaient tandis que les souvenirs remontaient. Ceux des mois passés à se faufiler dans des crevasses, à s’entailler les bras sur des couteaux de cristal, à farfouiller chaque jour en quête d’une géode… Rien qu’une seule pour continuer à vivre.

Pouvait-il réellement redescendre dans ces profondeurs étroites et silencieuses ? Pénétrer de nouveau dans ces ténèbres ? Kelsier leva les bras, inspectant ses cicatrices, toujours aussi blanches et nettes le long de ses bras.

Oui. Pour les rêves de Mare, il le pouvait.

Il s’approcha de la crevasse et se força à y descendre. Puis il brûla de l’étain. Il entendit aussitôt un craquement en dessous de lui.

L’étain éclaira la crevasse. Si elle s’élargissait, elle se ramifiait également pour déployer dans toutes les directions des failles ondulantes. C’était en partie une grotte, en partie une crevasse, en partie un tunnel. Il apercevait déjà son premier trou d’atium hérissé de cristaux – ou ce qu’il en restait. Les longs cristaux argentés étaient fracturés et brisés.

Utiliser l’allomancie près des cristaux d’atium les faisait éclater. Raison pour laquelle le Seigneur Maître devait charger des esclaves, plutôt que des allomanciens, de recueillir l’atium pour lui.

Et maintenant, on va bien voir, songea Kelsier en se faufilant dans la crevasse. Il brûla du fer et vit aussitôt plusieurs lignes bleues dirigées vers le bas, en direction des trous d’atium. Bien que les cavités elles-mêmes ne renferment sans doute aucune géode, les cristaux dégageaient de faibles lignes bleues. Ils contenaient des quantités résiduelles d’atium.

Kelsier se concentra sur l’une des lignes bleues et exerça une légère Traction. Ses oreilles affinées par l’étain entendirent quelque chose se briser en dessous de lui dans la crevasse.

Il sourit.

Près de trois ans plus tôt, alors qu’il se dressait au-dessus des cadavres ensanglantés des contremaîtres qui avaient battu Mare à mort, il avait remarqué pour la première fois qu’il pouvait utiliser le fer pour localiser les cavités de cristaux. Il comprenait à peine ses pouvoirs allomantiques à l’époque, mais, même alors, un plan avait commencé à germer dans son esprit. Un plan de vengeance.

Ce plan avait évolué, jusqu’à dépasser de loin ses intentions d’origine. Mais une partie était restée enfermée dans un recoin de son esprit. Il pouvait localiser les cristaux. Il pouvait les détruire en utilisant l’allomancie.

Et ils étaient le seul moyen de produire de l’atium dans l’intégralité de l’Empire Ultime.

Vous avez tenté de me détruire, Fosses de Hathsin, songea-t-il en s’enfonçant davantage dans la crevasse. Il est temps que je vous retourne la faveur.

L'empire ultime
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